Sur les Mains coupées de Chris. Marker (1977)

Par Jérôme

Le 12 juin 2004, j’écrivis à Josepha — une amie bruxelloise étudiant le cinéma à l’Université Libre de Bruxelles et peintre à ses heures — en souvenir d’une conversation que nous avions eue quelques mois auparavant, à Paris, dans le jardin médiéval de l’hôtel de Cluny, près de la Sorbonne.

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J’ai retrouvé la scène dont tu m’avais parlé à Cluny, celle d’une femme applaudissant son propre discours, les yeux lointains, et dont on apprenait, pendant qu’elle parlait, qu’elle se suiciderait quelques années plus tard. C’est Beatriz Allende, à la Havane, en septembre 1973, quelques jours après le coup d’Etat du 11 septembre. La séquence est l’une des dernières — et des plus belles — des Mains coupées de Chris. Marker.

Après la dernière image filmée d’Allende, on se retrouve à Cuba. Beatriz est à la tribune. Castro est assis à sa droite. « Je viens seulement ici dire à ce peuple fraternel — elle dit cela en espagnol, bien sûr — ce qui s’est passé au palais présidentiel, le matin du 11 septembre. » On voit alors un plan large sur une foule immense. « En ce jour de solidarité, je veux vous dire ce que mon père m’a dit de transmettre, ce qu’il m’a confié sous le bombardement : “Dis à Fidel que j’accomplirai mon devoir” » Des applaudissements. La silhouette, derrière elle, d’un homme qui se lève laisse imaginer que toute la tribune — et toute la foule — s’est mise debout. Elle a les yeux baissés, toute jeune derrière la barrière des micros. Puis elle regarde fixement devant elle. Un carton : « Beatriz Allende se suicidera le 13 octobre 1977 ». On la revoit attendant, impassible, la fin des applaudissements. Elle se pince légèrement les lèvres. Deuxième carton : « Comme l’avait fait son père quatre ans plus tôt ».

Elle poursuit : « Depuis ce territoire libre d’Amérique, nous pouvons répondre au camarade-président : ton peuple ne vacillera pas ! Il ne pliera pas le drapeau de la révolution ! La lutte à mort contre le fascisme a commencé et s’achèvera avec le Chili libre, souverain, socialiste, pour lequel tu as donné ta vie… » Les applaudissements reprennent. L’homme derrière elle s’est levé à nouveau. Elle finit : « Cher camarade-président, nous vaincrons !... »

Elle quitte le pupitre, passe devant Castro, puis devant sa mère qui l’embrasse, et rejoint sa place. Avec la foule, elle commence alors elle aussi à applaudir, le regard fixe et lointain. On n’entend plus les applaudissements mais une musique électronique assez terne. Grise. Après un temps, elle ébauche un sourire triste, puis essuie une larme, d’abord sur sa joue droite, puis des deux mains. La scène de ses applaudissements a duré — peut-être — les 27 plus belles secondes de l’Histoire des Documentaires.

On voit ensuite Allende filmé à l’iris, au ralenti, debout dans une voiture officielle. Il dit : « Deux personnes m’ont impressionné, entre toutes les autres, par leur regard : Chou En-lai et le Che Guevara. » Un visage de cheval passe devant l’objectif. « Ils avaient l’un et l’autre une force intérieure. Ils avaient la fermeté, et ils avaient l’ironie… » L’iris se referme.

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Quelques mois plus tard, j’ai reçu une invitation pour le vernissage d’une exposition à la Galerie Lugansky de Bruxelles. Josepha y exposait une toile. Un dégradé de couleurs endeuillé d’une tâche — bleu nuit. Elle l’avait intitulé : « Hommage à Beatriz Allende — 2004 ».