Sur Girl, interrupted de James Mangold

Par Jérôme

Un jour (l'autre jour) quelqu'un m'a demandé quelle était mon actrice préférée. Je me suis souvenu alors qu'au début, mon actrice préférée, c'était Gunnel Lindblom. Je ne l'avais vue pourtant que dans un seul film, le Septième Sceau d'Igmar Bergman, film dans lequel elle n'ouvre pas la bouche, sauf pour dire à la fin : " Det är fullbordat ", c'est-à-dire : " Tout est accompli ". Mais cela avait largement suffi pour en faire mon actrice préférée. Je ne l'ai revue ensuite que dans la Source, le plus beau film - et donc le meilleur - de Bergman.

Et puis j'ai vu la "trilogie marseillaise", et mon actrice préférée est devenue Orane Demazis. En Fanny d'abord, dans Marius, lorsqu'elle fait partir Pierre Fresnay en attendant qu'il reste. Dans le Schpountz ensuite, avec sa voix lorsqu'elle éclaire Fernandel sur la grandeur du métier qu'il fait ; puis Angèle, lorsqu'elle éclaire le même Fernandel sur la bassesse du métier qu'elle fait ; et Regain, surtout Regain, parce que c'est peut être le plus beau film que j'ai vu. L'autre jour j'ai revu Orane Demazis, dans le Fantôme de la liberté de Bunuel, piètre pochade. Elle y apparaissait, méconnaissable, au détour d'une scène grotesque de pianiste à demi nue, où seule sa voix - un reste de voix - la faisait reconnaître.

Et puis un samedi après-midi, à Brest, j'ai vu le Magicien d'Oz. Alors mon actrice préférée, ça a immédiatement été Judy Garland. Dans le Magicien d'Oz lorsqu'elle chante - pour la première fois - Over the rainbow ; dans le Chant du Missouri lorsqu'elle chante, pleine d'entrain, le Trolley song (comme dans le disque de la bande-son que j'ai trouvée chez un disquaire de San Francisco, près de la Lombard Street) ; dans Ziegfeld Follies où elle fait l'éloge invraisemblable de l'inventeuse de l'épingle à nourrice, sous les alleluia charismatiques des journalistes ; dans la Pluie qui chante où elle fait la vaisselle, enceinte de Liza - je crois - et entourée d'un cauchemar d'assiettes ; dans le Pirate lorsque, en pleine hypnose, elle se rêve enlevée par l'abominable Macoco ; dans Parade de printemps, lorsqu'elle chante ses calembours sur son enfance dans le Michigan... Mais surtout dans Une étoile est née, lorsque j'imaginais que James Mason, c'était Judy Garland et que Judy Garland, c'était moi. Et dans Un enfant attend, où elle ne chante plus, mais essaye de faire chanter les enfants de l'asile où elle est - en vrai - venue se soigner elle-même. Et puis, bien après sa mort, Judy Garland, c'est encore Keith Jarret, lorsqu'après ses improvisations de la Scala, il joue, en bis - pour la dernière fois - Over the rainbow.

C'est alors que, de comédies musicales en comédies musicales, j'ai vu Gigi. Et Gigi, c'est Leslie Caron. La Leslie Caron d'Un américain à Paris, et de Daddy long legs. Un jour, en Californie, j'ai demandé à un américain s'il aimait Leslie Caron. Il m'a répondu : " Qui ? "... Plus tard, à San Francisco, dans une boutique qui donne sur Union Square, j'ai acheté Gigi, le film aux dix oscars, mon film préféré, celui duquel la M.G.M. était tellement fière qu'elle répondit un temps au standard : " M. Gigi M., bonjour ! ", et qu'aujourd'hui plus personne ne connaît. La fille à la caisse m'a demandé, en riant, si c'était pour moi. Je lui ai dit que oui, que c'était mon film préféré, et qu'il fallait absolument qu'elle le voie. Elle m'a répondu qu'elle n'aimait pas trop les musicals. J'ai dû sembler horriblement déçu. Elle a regardé la cassette et m'a dit : " Vous me la prêtez ? Je vous la rend demain... " C'est Leslie Caron, dans Un américain à Paris, qui danse sur les quais de Seine avec Gene Kelly, dans un pas-de-deux presque plus beau que celui que danse Gene Kelly avec le voile blanc de Cyd Charrisse dans Chantons sous la pluie, aussi beau que celui qu'ils dansent encore au milieu des bruyères de Brigadoon, et presque aussi beau que celui que Cyd Charrisse danse avec Fred Astaire dans Tous en scène, qui, lui, est le plus beau pas-de-deux du cinéma, comme le finale d'Un américain à Paris est le plus beau ballet du cinéma. Je ne sais pas combien de fois la fille de la caisse avait regardé Gigi, mais le lendemain, lorsque nous avons grignoté sur le Fisherman's Wharf, elle le connaissait par c&oeligur. Vraiment par c&oeligur.

Mais un jour - depuis - je me suis dit qu'une actrice préférée, il fallait qu'elle soit jeune, qu'elle ait votre âge, un peu plus jeune même, pour qu'on puisse rêver qu'un jour elle vous croise, et qu'elle abandonne tout pour vous. Alors j'ai vu Natasha Henstridge, dans les deux Mutantes où Giger l'avait superbement aliénisée, papillon de rêve sorti de sa chrysalide et rêvant devant une vitrine de robes de mariée - autres cocons -, jusqu'à en acheter une, pour le simple plaisir de se promener avec dans toutes les rues. Evidemment, Natasha Henstridge est très belle, mais je crois que la créature de Giger était plus belle encore. Alors j'ai vu Liv Tyler, mâchant négligemment son chewing-gum dans quelques secondes de l'U-turn d'Oliver Stone. Quelque chose - soudain (enfin !) - de magique. Mais je l'ai revue dans un film grotesque, entourée d'acteurs grotesques, dans une salle grotesque, avec un public grotesque, et je me suis dit que ça ne pouvait pas être mon actrice préférée. Alors j'ai vu Neve Campbel, dans Scream, répondre avec flegme au standardiste taquin de son portable, et sauver - un peu - l'abyme de niaiserie du film. Mais je n'ai pas eu le courage - ou la sottise - d'aller voir Scream 2. Alors j'ai vu Christina Ricci, entr'aperçue au moins, au milieu d'épouvantables portraits de l'épouvantable Barbra Streisand - qu'aimait pourtant Judy Garland - dans un film vain et abject, Las Vegas parano, dont le seul plaisir était d'y entendre Debby Reynolds, la Debby Reynolds de Chantons sous la pluie. Mais après j'ai revu Christina Ricci traîner sur des affiches, souvent laides, de films que rien ne m'a donné envie d'aller voir. Alors j'ai vu Sarah-Michelle Gelar, excellente, dans un remake audacieux des Liaisons dangereuses de Laclos, dans un cinéma fraîchement climatisé de Beyrouth. Le mercredi soir, sur une des chaînes de la télévision libanaise passait une série infantile sur des histoires de fantômes dans laquelle jouait, j'ai bien été obligé de l'admettre, la même Sarah-Michelle Gelar. Elle qui, prononçant devant tout le college l'oraison funèbre du jeune Valmont, voyait leurs frasques étalées à tous yeux par une Cécile ramenée à la raison des plus forts, c'est-à-dire à l'implacable conspiration de la vertu. Elle qui, sentant soudain que son parti, le parti du vice, est celui des faibles, fondait - enfin - en larmes.

Mais quelques jours plus tard, nous sommes allé voir The Faculty. Dans un autre cinéma de Beyrouth, toujours aussi fraîchement climatisé, près du Hard Rock Café où est exposée une des guitares de basse de Roger Waters. J'avais vu la bande-annonce et entendu qu'on y entendait un remake d'Another Brick in the Wall (part 2). Donc j'avais eu envie d'aller voir ce film. C'est là, pour la première fois, que j'ai vu Clea DuVall. Dans The Faculty, elle joue Stockely, sorte d'ombre noire et recluse, triste, mais regorgeant secrètement de quelque chose que j'ai toujours aimé et qui n'a, bienheureusement, pas de nom. Il y a, dans The Faculty, une scène extraordinaire où Clea DuVall, dans la bibliothèque du college, analyse les filiations génétiques de Invasion of the Body Snatchers, du remake de Philip Kaufman au feuilleton de Jack Finney, en passant par le film de Don Siegel écrit par Daniel Mainwaring (alias Geoffroy Homes) et Sam Peckinpah. Elle y est proprement géniale. Sa voix, surtout, ce marmonnement à peine articulé, comme si elle voulait gagner par là la réciproque de sa connivence. J'ai revu Clea DuVall dans un second rôle de the Astronaute's Wife, film bâtard, croisement sans espoir de l'absurde Rosemary's Baby de Polanski et de la Mutante II. Sous son bonnet de laine tricoté à la main, ou dans sa robe noire, les épaules hautes et le dos voûté, accueillant les invités de sa s&oeligur après les obsèques du premier astronaute, j'ai su sans appel que j'avais enfin trouvé mon actrice préférée. J'espère qu'elle l'ignore encore. Pour lui faire, un jour, la surprise.

Girl, interrupted est un film sur la folie. Sur le refuge dans la folie. Automutilations, fixations alimentaires, ambivalences obsessionnelles entre le sentiment d'être unique et celui d'être inutile, sûrs que le monde vit très bien sans nous, et que nous vivons très bien sans le monde. Dans cet enfer sans flammes, cette mort factice, ce suicide sans courage des asiles d'aliénés, Clea DuVall est la borgne des aveugles, puisqu'elle est "pseudologue fantastique", c'est-à-dire menteuses compulsive. La seule folie qui ne soit pas dupe de sa propre feinte. Aussi est-elle, et de loin, la moins folle de toutes, sauf lorsqu'on la traite de folle, et qu'elle devient folle pour prétendre - à raison - qu'elle ne l'est pas... Il y a dans Girl, interrupted une scène qui fait écho aux Profanateurs de sépultures, dans laquelle elle explique à sa nouvelle voisine de lit la différence entre The Wizard of Oz de L. Frank Baum, sa suite, qu'elle est en train de lire, et le film où joue Judy Garland. Là encore, elle y est géniale. Mais plus géniale encore, elle l'est sur la fin, lorsqu'elle regarde The Wizard of Oz, la fin du film, et que Dorothy, enfin, apprend qu'elle va pouvoir quitter l'arc-en-ciel absurde et multicolore de ses cauchemars, et rentrer dans la grisaille simple de sa chambre. Clea DuVall pleure et sourit en même temps, se retournant pour voir si les autres folles du pavillon sont aussi heureuses qu'elle, folle de bonheur de savoir que Judy Garland, elle, va se réveiller, enfin, et rentrer chez elle, Judy Garland, celle qui a été mon actrice préférée, retrouvée morte 30 ans plus tard dans sa baignoire, il y a 30 ans, pour avoir avalé trop de somnifères. J'ai rarement vu une scène de cinéma plus fascinante que ces quelques secondes. A elles seules elles justifient d'aller voir Girl, interrupted. A elles seules elles justifient de faire de Clea DuVall, et de loin, mon actrice préférée.