sur Unbreakable de M. Night Shyamalan

Par Jérôme

- Ça y est !
- Quoi donc ?
- Mon article sur Unbreakable, je l'ai fini !
- Déjà ?
- Oui, pourquoi ?
- Tu l'as écrit super vite !
- J'écris toujours super vite. Tu le sais bien !
- Montre
- Tiens je t'écoute.
- A voix haute ?
- Bien sûr sinon je ne sais pas où tu en es !

"Forget Why...

Forest Gump raconte l'histoire d'un infirme qui passe toutes ses journées sur un banc à s'imaginer qu'il a pris part aux événements qui ont fait l'Histoire de son pays. Entend-il parler du Viet-Nam ? : il a été au Viet-Nam, et y a été le plus courageux de tous ! Entend-il parler du football américain ? : il a joué au football américain, et a été le meilleur de tous ! Voit-il sur la couverture d'un magasine un self-made-man de la pêche à la crevette qui lui ressemble ? : il a été ce self-made-man de la pêche à la crevette, et en a fondé l'entreprise dont il a entendu parler, dans le même magasine, quelques pages plus loin. Infirme abreuvé de magasines, inapte à tout et n'ayant plus recours qu'à ses rêves au point d'en faire sa seule réalité, Forest Gump n'est qu'un fanfaron du vide, un hâbleur dont la forfanterie ne trompe que lui-même.

Unbreakable raconte la même histoire. Celle d'un infirme qui passe sa jeunesse dans un lit d'hôpital à lire des comics. Comme Don Quichotte nourri de romans de chevalerie, et persuadé d'être appelé à devenir chevalier errant lui-même, l'infirme a envahi son imaginaire de super-héros de papier, au point de croire qu'ils existe des hommes appelés à devenir des super-héros eux-mêmes.

Il suffit que par pur concours de circonstance un drame ferroviaire voit un seul rescapé miraculeusement indemne, il suffit que cet homme, comme d'autres d'ailleurs, ait d'autre part une santé solide, pour que le paranoïaque se persuade qu'il a mis la main sur un super-héros en puissance. Et qu'il fasse tout pour persuader l'autre qu'il est ce super-héros en puissance.

Pourtant Bruce Willis est un piètre héros. Mou, inerte, tout aussi incapable de satisfaire son épouse que de trouver ailleurs sa satisfaction, il a la vague intuition du "bon type" et du "mauvais gars" que lui donne l'expérience monotone de son métier : vigile de stade de foot. Le voilà pourtant investi d'une force surhumaine et d'une mission, d'un jeu auquel il va finir par se prendre lui-même, car à tout prendre, le jeu vaut mieux que la grisaille qui l'entoure.

Dans l'escalade paranoïaque de l'infirme, il suffira alors d'une catastrophe pour qu'elle devienne "sa" catastrophe, puisque lui seul croit en déceler le sens : celui du seul moyen de localiser un super-héros. Dans l'escalade paranoïaque du héros, il suffira d'un justicier inconnu pour qu'il soit, à ses yeux et à ceux de son fils, ce justicier inconnu. Et l'infirme et le héros se serrent la main dans leur propre connivence : les deux laissés-pour-compte de la société, celui que la maladie rend inapte à l'action, et celui dont la carrière sportive s'est vu ruiner par un accident de voiture, prennent leur revanche contre leur handicap en donnant leur propre corps à leur fantasme, et en incarnant un "bien" et un "mal " de pacotille, un "méchant" et un "bon" de papier, un couple d'hommes d'actions aussi vide qu'une bulle de comic book.

Les super-héros sont les héros des enfants, de ceux qui n'ont pas pu ou pas voulu grandir, de tous ceux qui, dans le monde, se sentent inaptes à y agir. "

- Alors ?
- Attends Je ne vois absolument pas pourquoi ça s'appelle " Forget why "
- Ah C'est une réplique du film. Au moment où la mère du petit lui dit qu'elle lui a acheté un cadeau. Il lui demande pourquoi. Tu te souviens, elle lui répond "Forget why"... Tu ne t'en souviens pas ?
- Non
- Ça veut dire " Peu importe la raison "
- Et alors ?
- Alors j'ai trouvé ça génial, comme expression.
- Ah Je ne sais pas, je n'ai pas fait attention. Tu ne lis pas les sous-titres, toi ?
- Si, bien sûr !
- Et tu écoutes l'anglais quand même ?
- Non pas forcément
- Pourtant là, " Forget why ", c'est en anglais, ça n'était pas dans les sous-titres
- Non, bien sûr Mais je l'ai entendu, je ne sais pas pourquoi
- Et tu as trouvé ça génial ?
- Oui C'est comme la scène avec la baby-sitter, tu te souviens, je l'ai trouvée super !
- Ah oui, elle est marrante, c'est vrai !
- J'adore quand Michaela Carolle lui annonce qu'il est embauché comme si elle lui disait que le gars s'était simplement trompé de numéro de téléphone !
- Qui ?
- L'employeur de Bruce Willis ! Tu sais, son emploi à New York !
- Non, mais la fille, tu as dit qu'elle s'appelait comment ?
- La baby-sitter ? Michaela Carolle, je crois.
- Elle est connue ?
- Connue ? Pas du tout ! Pourquoi veux-tu qu'elle soit connue ?
- Comment tu sais son nom alors ?
- Je ne sais pas, j'ai dû le voir au générique
- Au générique tu as vu le nom de la baby-sitter, et tu t'en souviens ?
- Oui, sans doute : la preuve !
- Et de la musique qu'on entend pendant le vernissage de l'exposition, tu t'en souviens aussi ? br> - Oui je crois C'était un truc de Bach, non ? " Do si do la do si do sol " C'est une fugue, c'est ça ? Ça n'est pas la fugue en ut des Petits Préludes et Fuguettes ?
- Tu as vu ça au générique, là encore ?
- Non, on est parti avant ! C'est toujours à la fin qu'ils donnent le nom des morceaux
- Alors tu sais ça comment ?
- Je ne sais pas J'ai dû l'entendre une fois à la radio. Mais si ça se trouve, je me trompe complètement !
- Non tu ne trompes pas
- Comment tu sais ?
- Je l'ai joué, ce morceau. C'est l'un des premiers morceaux que j'ai joués en audition, c'est pour ça que je m'en souviens ! Et c'est bien la fugue en ut des Petits préludes et Fuguettes. Et encore, elle n'est même pas dans toutes les éditions.
- Tiens ! marrant. Tu vois, je ne m'étais pas trompé !
- Et tu ne trouves pas ça bizarre ?
- Quoi ?
- Que tu te souvienne de deux mots, du nom de l'actrice qui joue trois seconde un rôle de baby-sitter, et que tu aies retrouvé en deux secondes le nom du morceau parfaitement inconnu de Bach qu'on entendait à peine dans une des scènes
- Je ne sais pas Où est-ce que tu veux en venir ?
- Dans les comics, il n'y a pas un super-héros du genre " gars qui sais tout, qui comprend tout et qui se souviens de tout " ?
- Je ne sais pas. Je n'en ai jamais lu.
- Ah
- Pourquoi tu me demandes ça ?
- Pourquoi ?
- Oui !
- " Forget Why "