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samedi 15 octobre 2005

Hommage à Beatriz Allende - 2004

Sur les Mains coupées de Chris. Marker (1977)

Par Jérôme

Le 12 juin 2004, j’écrivis à Josepha — une amie bruxelloise étudiant le cinéma à l’Université Libre de Bruxelles et peintre à ses heures — en souvenir d’une conversation que nous avions eue quelques mois auparavant, à Paris, dans le jardin médiéval de l’hôtel de Cluny, près de la Sorbonne.

***

J’ai retrouvé la scène dont tu m’avais parlé à Cluny, celle d’une femme applaudissant son propre discours, les yeux lointains, et dont on apprenait, pendant qu’elle parlait, qu’elle se suiciderait quelques années plus tard. C’est Beatriz Allende, à la Havane, en septembre 1973, quelques jours après le coup d’Etat du 11 septembre. La séquence est l’une des dernières — et des plus belles — des Mains coupées de Chris. Marker.

Après la dernière image filmée d’Allende, on se retrouve à Cuba. Beatriz est à la tribune. Castro est assis à sa droite. « Je viens seulement ici dire à ce peuple fraternel — elle dit cela en espagnol, bien sûr — ce qui s’est passé au palais présidentiel, le matin du 11 septembre. » On voit alors un plan large sur une foule immense. « En ce jour de solidarité, je veux vous dire ce que mon père m’a dit de transmettre, ce qu’il m’a confié sous le bombardement : “Dis à Fidel que j’accomplirai mon devoir” » Des applaudissements. La silhouette, derrière elle, d’un homme qui se lève laisse imaginer que toute la tribune — et toute la foule — s’est mise debout. Elle a les yeux baissés, toute jeune derrière la barrière des micros. Puis elle regarde fixement devant elle. Un carton : « Beatriz Allende se suicidera le 13 octobre 1977 ». On la revoit attendant, impassible, la fin des applaudissements. Elle se pince légèrement les lèvres. Deuxième carton : « Comme l’avait fait son père quatre ans plus tôt ».

Elle poursuit : « Depuis ce territoire libre d’Amérique, nous pouvons répondre au camarade-président : ton peuple ne vacillera pas ! Il ne pliera pas le drapeau de la révolution ! La lutte à mort contre le fascisme a commencé et s’achèvera avec le Chili libre, souverain, socialiste, pour lequel tu as donné ta vie… » Les applaudissements reprennent. L’homme derrière elle s’est levé à nouveau. Elle finit : « Cher camarade-président, nous vaincrons !... »

Elle quitte le pupitre, passe devant Castro, puis devant sa mère qui l’embrasse, et rejoint sa place. Avec la foule, elle commence alors elle aussi à applaudir, le regard fixe et lointain. On n’entend plus les applaudissements mais une musique électronique assez terne. Grise. Après un temps, elle ébauche un sourire triste, puis essuie une larme, d’abord sur sa joue droite, puis des deux mains. La scène de ses applaudissements a duré — peut-être — les 27 plus belles secondes de l’Histoire des Documentaires.

On voit ensuite Allende filmé à l’iris, au ralenti, debout dans une voiture officielle. Il dit : « Deux personnes m’ont impressionné, entre toutes les autres, par leur regard : Chou En-lai et le Che Guevara. » Un visage de cheval passe devant l’objectif. « Ils avaient l’un et l’autre une force intérieure. Ils avaient la fermeté, et ils avaient l’ironie… » L’iris se referme.

***

Quelques mois plus tard, j’ai reçu une invitation pour le vernissage d’une exposition à la Galerie Lugansky de Bruxelles. Josepha y exposait une toile. Un dégradé de couleurs endeuillé d’une tâche — bleu nuit. Elle l’avait intitulé : « Hommage à Beatriz Allende — 2004 ».

jeudi 13 octobre 2005

Someday, I will build on it!


C'est décidé, ça sera ce terrain : pas trop cher, pas trop petit, pas trop mal placé, des arbres... Bon, reste à mettre une maison dessus. L'idéal serait une maison avec presque pas de murs et beaucoup de fenêtres... Je crois qu'on va faire un petit compromis : des murs en nombre suffisant, et beaucoup de fenêtres, sauf au Nord... Pas très utiles, des fenêtres qui regardent vers le Nord...

Il va y avoir un certain nombre de choses à régler à un moment ou à un autre : il ne s'agit pas d'un terrain viabilisé, et donc il va falloir faire venir l'eau et l'électricité... Pour le téléphone, les lignes passent à côté et l'ADSL couvre le village. C'est le principal.

De toutes façons, pour l'instant, il va falloir choisir un constructeur et préciser le plan.

dimanche 2 octobre 2005

Céline

Sur la Jetée de Chris Marker (1962)

Par Jérôme

La presse ces jours-ci est remplie de l’histoire
de cet homme de Nagoya. La femme qu’il aimait
était morte l’an dernier. Il avait plongé dans le travail,
à la japonaise, comme un fou. Il avait même fait une
découverte importante, paraît-il : en électronique.
Et puis là, au mois de mai, il s’est tué. On dit qu’il
n’avait pas supporté d’entendre le mot « printemps ».

Chris Marker, Sans soleil.

Il s’est mis à pleuvoir vers cinq heures du soir. Nous avions marché toute la journée, et maintenant la fatigue nous rendait las. Au début la pluie était fine : à peine visible. Puis un grondement sourd s’est fait entendre, large et inquiétant. Le ciel s’est assombri, et une odeur de terre humide, menaçante, a commencé de monter autour de nous. Un large éclair nous a fait tous lever la tête, suivi d’un nouveau coup de tonnerre, sec celui-là, et toute l’eau du ciel s’est mise à tomber, épaisse, imparable.

La forêt ne protège ni de la pluie ni de l’orage. Elle attire la foudre, elle se laisse traverser par l’averse, et chaque éclair y embrouille les ombres et les distances. Cyprien range la carte dans une des poches de son sac. Marie-Aude lui demande ce que nous allons faire. Il lui répond : « Sortir de la forêt le plus vite possible… Et essayer de trouver un abri… » Nous bifurquons par un petit chemin déjà gorgé d’eau. Hélène, de temps en temps, s’arrête : elle remonte son sac en tirant les lanières de ses épaules, et reprend la marche en silence.

Parfois la fatigue et l’espoir trompent les sens : j’ai sans cesse l’impression de distinguer la clarté d’une lisière. Mais les arbres enchaînent toujours sur les arbres et la pluie, aveuglante, glace les omoplates. Tout à coup Flore trébuche contre une racine et se retrouve étendue dans la boue. Hélène et moi l’aidons à se redresser. Elle s’est fait mal au haut de la cuisse et à l’épaule. Je lui demande si elle veut que je lui porte son sac. Elle reprend son souffle et me dit : « C’est bon… Je vais y arriver, ne t’inquiète pas… » Cyprien et Marie-Aude reviennent sur leurs pas pour voir ce qui s’est passé. Je leur explique, et nous repartons.

Le chemin enjambe maintenant des petits fossés remplis d’eau. Tout en marchant, je regarde la pluie et la boue glisser le long des jambes d’Hélène, et les vêtements maculés de Flore. Puis la forêt s’éclaircit. Nous finissons par nous retrouver devant un vaste champ de terre labourée. Le ciel est noir, épais, l’horizon tourmenté d’éclairs. Au bout du champ, deux lumières laissent imaginer la présence d’une ferme. Cyprien ressort sa carte, et malgré la pluie et le vent, essaye de s’y repérer. En contournant le champ par la droite, on devrait pouvoir atteindre la ferme.

Cyprien et Marie-Aude prennent un peu d’avance. Flore est fatiguée. Elle s’arrête pour boire un peu. Ma gourde est vide. Hélène lui tend la sienne. Flore boit, les yeux fermés. En regardant le va et vient de sa gorge, je rêve d’une grange bien au sec et d’un peu de paille chaude pour la nuit. Un éclair fracassant nous incite à repartir. De loin, Cyprien nous fait des gestes. Hélène marmonne entre ses dents : « C’est bon, on arrive… on arrive… »

La ferme est un ensemble de bâtiments entourant une vaste cour centrale. L’unique portail est grand ouvert et un tracteur manœuvre dans le fond. Marie-Aude est déjà partie dans sa direction. Nous la voyons s’expliquer avec le conducteur : il est descendu du tracteur et lui fait de nombreux gestes. Elle revient vers nous. « C’est bon… Il a un hangar où on pourra passer la nuit… Et il nous propose d’aller faire chauffer le dîner chez eux… » Flore se jette dans les bras d’Hélène.

Nous traversons la cour jusqu’au hangar. L’homme du tracteur est en train de couper les liens d’une botte et d’étaler le foin dans un des angles. « Là vous serez bien… Vous avez un robinet juste à côté… L’eau est potable… » Nous laissons tomber nos sacs trempés sur le sol. Marie-Aude s’ébroue les cheveux et remet ses lunettes. Hélène s’est allongée dans le foin, les bras en croix. La pluie martèle les hautes tôles du hangar. De la porte grande ouverte, Cyprien regarde le rideau d’eau s’abattre dans la cour. Flore s’est assise sur son sac, les jambes tendues et la tête dans les mains.

Le hangar est rempli de machines étranges, certaines recouvertes de bâches, de planches de bois, de sacs empilés et de bottes de foin. Tout au fond, il y a une petite mezzanine avec une grande échelle pour y monter. Mais l’éclairage est trop sombre pour distinguer ce qui y est rangé. Marie-Aude propose de sortir la nourriture qui est répartie dans les sacs et de choisir ce que nous voulons pour ce soir. Nous rassemblons le nécessaire et je l’accompagne pour aller le faire réchauffer. Nous retraversons la grande cour.

On nous accueille dans la cuisine : « Alors, vous avez pu vous reposer et reprendre des forces ? » Il y a une odeur de fruits chauds, à la fois épaisse et chaleureuse. « Ma femme vous prépare une tarte pour le dessert… Vous allez voir ! Vous n’allez pas regretter d’être passés chez nous !... » Nous posons nos boîtes sur la table en bois. Marie-Aude me regarde en souriant. Un bruit de tracteur emplit la cour. Nous regardons à travers les fenêtres embuées l’énorme machine passer. L’homme ouvre la porte et crie : « Céline ! Y’a du monde dans le grand hangar !... Vas-y dans le petit, ma fille !... »

La femme est venue vérifier sa tarte. « Vous êtes bien cinq, c’est ça ? » Elle porte un épais tablier de toile bleu pâle et un fichu blanc sur la tête. « Regardez moi ça !... » Elle tire la tarte du four : l’odeur des fruits nous fait cligner des yeux. Marie-Aude continue de tourner la spatule dans la petite marmite que l’homme nous a prêtée. « Ça va, là, non ?... Qu’est-ce que tu en penses ? » Je m’apprête à regarder à l’intérieur lorsque la porte de la cuisine s’ouvre : « Alors c’est vous, les marcheurs ? » Je me retourne.

Céline est en salopette, de la même toile que le tablier de sa mère. Elle enlève une paire de vieux gants de travail et vient se passer les mains sous l’eau. « Ça va dans le hangar, vous vous êtes bien installés ?... » Elle doit avoir l’âge de Flore. « Ma mère vous a fait une tarte ?… Vous allez voir ! Ce sont les meilleures du coin !... » D’un geste elle enlève le fichu qui lui retenait les cheveux. Un flot épais châtain, presque roux, se répand sur ses épaules. « Bon, je vous laisse ! Bon appétit… »

Nous retraversons la cour. Je tiens la marmite avec deux chiffons pour ne pas me brûler. Marie-Aude porte la tarte, recouverte d’un torchon blanc. Nous regardons le ciel. Il ne pleut presque plus. En passant devant le petit hangar je vois l’énorme machine que tirait le tracteur de Céline. Les autres ont aménagé un cercle et sorti les gamelles. Flore s’est changée et Hélène s’est séché les cheveux. Je pose la marmite au centre et nous nous installons pour dîner.

Marie-Aude parle de l’hospitalité de nos hôtes. Flore mange sans rien dire. J’écoute le silence des tôles : il ne pleut plus. Le hangar est de plus en plus sombre. Les lumières de la ferme éclairent la cour, qui se dessine à travers l’ouverture de la porte. Un ombre s’approche. « Je ne vous dérange pas ?... » C’est Céline. « Je venais voir si la tarte de ma mère était bonne… » Marie-Aude lui tend une part. Hélène s’écarte un peu pour qu’elle puisse s’asseoir dans le cercle. Chacun se présente. « Flore ? Ma mère s’appelle Florine !... » Elle nous demande d’où nous venons et où nous allons. Hélène et moi partageons la dernière part de tarte.

Cyprien et Flore lavent les gamelles sous le petit robinet d’eau. « Je vais rapporter la marmite et le plat à tarte ». Marie-Aude propose à Céline de l’aider. Elle refuse. Avant de partir elle se retourne : « Vous ne faites pas de veillée ?... On peut faire un feu dans la cour, si vous voulez, maintenant qu’il ne pleut plus… » Devant le petit hangar il y a un cercle noirci par les braises et la cendre. Nous apportons des rondins, des bûches et des branchages. Cyprien allume le feu. Les parents de Céline viennent nous voir. « Ça a été le dîner ?... » Nous les remercions. « On vous laisse notre Céline ?... » Ils partent.

Le vent a chassé les nuages, et il fait froid dès que l’on s’éloigne un peu du feu. Je suis allé chercher la couverture de Flore. En sortant du hangar je regarde les belles flammes découper les silhouettes comme des ombres. Flore se blottit dans sa couverture et je m’assois entre Marie-Aude et Hélène. Céline n’est plus là. « Elle a été cherché sa guitare… Elle joue un peu, elle aussi… » Hélène me tend la mienne. Je laisse glisser quelques accords. Céline revient. Marie-Aude se décale. « Tiens : mets-toi là… Tu pourras suivre… »

Nous chantons. Céline est penchée pour lire les tablatures. Elle se trompe, parfois. « Pardon !… » Flore s’est appuyée contre sa sœur et chante elle aussi, les paupières presque closes. Les flammes dessinent sur les visages des reflets d’or et de nuit, et caressent les yeux brillants et les lèvres entrouvertes. Lorsque Céline se penche trop, une mèche glisse avec son ombre et me cache les paroles et les notes. Elle s’arrête alors de jouer, pour un accord, repasse la mèche derrière son oreille, et me regarde pour reprendre, avec un sourire. De temps en temps, Cyprien se lève pour rajouter une branche sur le feu, et les braises rouges étincellent jusqu’au ciel.

La lune est apparue, pendant que nous chantions, derrière le toit d’un des bâtiments. « Il paraît que les américains vont aller marcher sur la lune… » Nous regardons le disque blanc et ses tâches qui dessinent comme un visage. J’arpège les accords du dernier refrain que nous avons chanté. Flore s’est endormie dans les bras d’Hélène. Céline et Marie-Aude chantonnent encore, bouche fermée. Le feu meurt peu à peu et Cyprien le regarde sans plus rien faire. Puis Céline se lève. « Je vais aller éclairer le hangar, pour que vous puissiez vous coucher… »

La cour est étrangement silencieuse. Céline a baissé un énorme commutateur et le hangar tout entier s’est illuminé. Hélène aide Flore à marcher jusqu’à son sac. La mezzanine aussi est éclairée. « C’est là où j’ai tous mes trésors… Tu veux monter voir ?... » Nous allons au fond. Elle pose sa guitare au pied de l’échelle et commence à monter. Je la suis. Dans un coin il y a un matelas, des vieux cousins, une petite table en bois, une caisse avec des livres. « Quand je suis là, c’est comme si j’étais seule au monde… » Elle s’allonge sur le matelas. « Toi tu habites Paris ? » Elle plie les jambes pour que je puisse m’asseoir. « Tu sais, mon rêve, pour l’année de mes 18 ans, c’était de monter à Paris… » Elle prend un cousin et joue avec. « Mais je ne l’ai pas encore fait… » Elle se redresse « Et maintenant il ne me reste plus qu’un mois !!!... »

Céline est venue à Paris le 25 octobre 1961. Elle avait déjà 19 ans, mais elle réalisait quand même un peu son rêve. Je suis venu la chercher à la gare d’Austerlitz. Il pleuvait. Elle m’a demandé des nouvelles de Marie-Aude, de Flore, d’Hélène et de Cyprien. Elle portait une veste fourrée de grosse laine et un bonnet tricoté gris et bleu. « Ça va, je ne fais pas trop fermière ?... » En sortant elle est allée voir la Seine, puis nous avons marché le long des quais. « Il paraît que c’est la plus belle ville du monde… » Je regarde autour de moi, pour la première fois, Paris avec Céline. « Oui… »

Le premier jour, nous sommes montés au sommet de la Tour Eiffel. Elle riait. Tout était trop grand à ses yeux. Trop moderne. Trop beau. « J’ai l’impression d’être sur une autre planète !... » Puis nous sommes redescendus. Elle a encore voulu monter au sommet de l’Arc de Triomphe, puis en haut des tours de Notre-Dame, puis sur la butte Montmartre. Entre temps, nous nous engouffrions dans les profondeurs du métro. Là, c’est elle qui me guidait, son plan à la main. « C’est ma carte au trésor !... »

Le deuxième jour nous sommes allés visiter la Grande Galerie du Jardin des Plantes. Elle voulait voir des girafes et des éléphants, des rhinocéros et des hippopotames, des lions et des zèbres. Sous l’immense verrière, c’est comme si nous étions dans les coulisses du monde. Figés dans l’éternité, les animaux, empaillés ou dans des bocaux jaunis, semblaient attendre l’accessoiriste qui viendrait leur donner vie sur Terre. En bas, nous avons regardé les quadrupèdes et les poissons. Devant un marcassin elle a poussé un cri. Elle avait failli mourir, étant petite, lorsqu’un marcassin, terré dans un bosquet s’était mis à la charger. Par chance la peur l’avait faite tomber, déroutant l’animal dans sa course. « C’est comme si je m’étais vue mourir… »

Près de nous, un homme avec un étrange appareil photographique prenait des notes sur un petit carnet et photographiait quelques vieilles vitrines. « Tu crois que sur les photos on peut croire que ce sont de vrais animaux ?... » Au premier étage, c’étaient les serpents et les oiseaux. Elle m’en a montré quelques uns qu’on pouvait voir chez elle. Elle découvrait parfois leurs noms avec étonnement, sur les petites étiquettes écrites à la plume. « Chez nous on appelle ça une Pépette !... Et celui-ci un Tocsin, parce qu’il chante comme une cloche !... » Je la regarde. La vie se résume parfois, dans le souvenir, à une image. La mienne, c’est l’image de Céline me montrant, en riant, la Pépette et le Tocsin. Une image qui aurait pu durer toujours. Sous l’œil fixe des oiseaux de la vitrine. Pour finir, il nous restait à voir en haut les mollusques et divers autres animaux très étranges.

Le troisième jour, Céline a voulu aller voir les avions à Orly. Nous avons pris un car qui nous a amenés jusqu’à l’aérogare. Puis nous sommes montés sur la grande terrasse. Les avions se chargeaient en passagers à nos pieds, et partaient décoller au fond, tandis que d’autres avions atterrissaient. Devant ce monde de machines, sans nature et sans couleurs, Céline semblait effrayée et exaltée à la fois. A un moment, un avion plus gros que les autres a décollé dans un vacarme assourdissant. « Il paraît qu’il va y avoir une troisième guerre mondiale entre les Américains et les Russes… » Derrière nous, un homme avec un étrange appareil photographique me rappelle bizarrement celui que j’avais aperçu dans la Grande Galerie. Il sort lui aussi un petit carnet pour prendre des notes.

Nous continuons à marcher le long de la terrasse. Le vent fait voleter les mèches qui dépassent de son bonnet. Nous nous arrêtons à un angle. « Aujourd’hui on voyage dans l’espace… » Elle me regarde. « Tu crois qu’un jour on voyagera dans le temps ?... » Elle hausse les épaules comme si elle allait dire quelque chose d’insensé : « Qu’on pourra décider de se retrouver ici, aujourd’hui… Avec ces gens autour de nous… Toi et moi... » Elle éclate de rire. « Il faut bien que je me souvienne de la date et de l’heure pour ne pas me tromper !... » Nous sommes le dimanche 29 octobre 1961. Il est 15h45. Un petit garçon qui passait avec ses parents s’arrête et regarde Céline, les yeux fixes.

« Tu sais, le jour où vous êtes venus chez nous, c’était le 21 mars… » Céline s’est appuyée sur la rambarde et regarde le ciel. « Dans l’après-midi, sur le tracteur, je me disais que c’était le printemps le plus sinistre de ma vie qui allait commencer… » Le petit garçon est toujours là, immobile. Un peu plus loin, je distingue la silhouette de l’homme au carnet et à l’étrange appareil photographique. « Maintenant, je crois que je ne pourrai plus entendre le mot “printemps” sans penser à ce jour… » Les parents du petit garçon l’appellent pour qu’il les suive. Le petit ne bouge pas. « Parce que je crois que ça a été le plus beau jour de ma vie… » L’homme au carnet approche et porte son appareil à ses yeux. Elle me regarde. « Vraiment… le plus beau jour de ma vie… » J’entend le bruit net du déclencheur. « Comme aujourd’hui… »