sur Sixth Sense de M. Night Shyamalan

Par Jérôme

J'ai découvert le "chat" sur internet il n'y a pas très longtemps, mais j'ai tout de suite trouvé ça génial ! Surtout parce que c'est quelque chose de vraiment original, et dont je ne vois aucun équivalent nulle part. Ensuite parce que j'adore papoter.

Je me souviens d'un mardi après-midi, où avant de partir donner un cours particulier à un petit portugais, j'avais lancé une session sur le "chat" de Yahoo!, et engagé la conversation avec une "tchatcheuse" ensoleillée, à laquelle j'avais demandé, au bout d'un moment, quelles étaient ses passions, et qui m'avait répondu : " tchatcher avec toi "

Lorsque l'heure est arrivée, et que j'ai dû mettre fin à la session, nous avions échangé nos e-mails et nos numéros de cellulaires. Je lui ai demandé de me mettre un petit message vocal. En sortant du cours particulier, j'ai vu qu'il y avait un bien un message : " Allo ? Bon, ben c'est Ingrid Voilà ! Je t'ai laissé un message, rappelle-moi, maintenant ! "

Je l'ai rappelée et nous avons papoté, à l'oral cette fois-ci, de tout et de rien. Elle m'a dit qu'elle consultait rarement sa messagerie électronique parce qu'en semaine, elle ne logeait pas chez elle, mais chez des amis. J'aimai bien sa voix, sa manière de prononcer les "r" comme si c'était son palais qui parlait. Et sa manière de rire aussi.

Le samedi suivant, j'ai essayé de la rappeler, et j'ai laissé deux ou trois mots sur son répondeur. Je n'ai pas eu de réponse. J'ai dû envoyer aussi quelques SMS sur son cellulaire, et laisser un e-mail sur sa messagerie. Elle m'a répondu un jour, mais bien une semaine après, qu'elle était débordée, et qu'elle n'avait plus le temps de rien faire, qu'elle n'avait " plus de temps à elle ".

Peut-être plus d'un mois plus tard, l'idée m'est venue de lui envoyer un nouveau SMS. Elle m'a répondu aussitôt, puis m'a écrit d'autres messages, et nous avons ainsi correspondu pendant une semaine. C'était la dernière semaine de juin. Juste avant ma maladie.

A force nous avons voulu nous voir, bien sûr. Elle était disponible le premier mercredi de juillet pour dîner, et moi aussi. Nous nous sommes donné rendez-vous à la pyramide du Louvre à 20h00. Elle m'a dit qu'elle aurait des lunettes vertes, un tee-shirt vert et un pantalon noir.

A 20h00 je suis sorti de la pyramide, elle était assise sous les arcades, devant le café Marly. Ses lunettes étaient vraiment vertes, non pas les montures, mais les verres. Le ciel était orageux et vers l'est on voyait un colonne d'eau s'abattre, au loin, et se diriger vers nous. Il y eut un éclair, et un long vrombissement d'orage d'été. Je lui ai dit que j'adorais les orages.

Nous sommes partis en direction de l'Opéra pour dîner quelque part sur le boulevard des Italiens, mais la pluie s'est mise soudain à tomber en trombe. Nous avons couru nous abriter sous un store. C'était un restaurant. Nous y avons pris place, trempés, tandis que la pluie martelait le sol sous les éclairs.

Et puis sitôt assis, la pluie s'est calmée. On n'entendait plus que le bruit mouillé des voitures sur l'avenue. Nous avons dîné, donc, et parlé de tout ce qui nous passait par la tête. A cause d'Amélie Poulain et de son insupportable peintre, nous avons parlé de la maladie de l'homme de verre, parce qu'elle avait connu quelqu'un qui en était atteint, puis d'Incassable qu'elle avait détesté, puis de 6ème sens que je n'avais toujours pas vu.

De 6ème sens, elle m'a dit qu'il fallait absolument que je le voie, parce que c'était purement génial. " Tu ne connais pas la fin surtout ? " Je ne la connaissais pas. " Alors je ne te dis rien ! " Et elle ne m'a rien dit.

A la fin nous avons payé avec notre cartes de crédit, mais la machine refusait obstinément de marcher. La pauvre serveuse a dû s'y reprendre à trois fois. Puis nous avons été prendre le RER. Sur le chemin il s'est remis à pleuvoir. Je suis descendu à La Défense pour ma correspondance. Elle devait pousser jusqu'à Nanterre. Sur le quai je me suis retourné. J'ai vu ses yeux. Puis les portes se sont refermées et la rame est partie.

Je n'ai jamais revu Ingrid. Elle n'a jamais répondu aux quelques messages que je lui ai adressés après notre soirée du mercredi. Rien. Comme si j'avais réveillé une morte pour un soir, un dernier soir qu'elle aurait voulu passer sur Terre, avant de partir pour l'ultime voyage. Je conçois mal autrement cette joie entière qu'elle avait, et ce silence qui a suivi.

Qu'Ingrid était morte quand je l'ai rencontrée, j'en suis de plus en plus persuadé. Depuis quand l'était-elle, je l'ignore. Elle avait dû mourir à l'époque de son bref message où elle se disait surmenée. Il avait l'odeur du désespoir. Soit qu'elle se soit suicidée, soit qu'elle n'ait pas tenu le choc, c'est sûrement peu après ce message qu'elle a dû mourir. Puis elle est comme revenue sur Terre, pour satisfaire un dernier désir, une dernière soirée, dans Paris, un dernier dîner à deux, la dernière joie d'une première rencontre. D'où ses nombreux messages, soudain, sur mon SMS, cette rencontre enfin, radieuse, et sa disparition.

J'explique aussi de cette manière les étranges événements magnétiques qui entourèrent notre soirée : l'orage qui craqua à ma sortie de la pyramide, la pluie qui prit lorsque nous nous mîmes en marche, qui s'arrêta brusquement dès que nous fûmes à l'abri, et qui reprit lorsque nous quittâmes le restaurant. Jusqu'à l'étrange blocage de la machine à cartes de crédit. Je m'explique aussi grâce à cela ce dernier regard, sur le quai, avant que les portes ne se referment, comme un dernier adieu au monde et à la vie, et comme un dernière satisfaction de chair et d'os.

Cette rencontre avec une morte, à laquelle sans le savoir j'avais donné son dernier plaisir, est peut-être alors la vraie raison pour laquelle, quelques jours plus tard, je suis tombé malade : migraine infernale et fièvre douloureuse. La prise de sang était catastrophique. 409 U/l de transaminases ASAT (SGOT) au lieu de 40 U/l, 888 U/l de transaminases ALAT (SGPT) au lieu de 40 U/l aussi. Le médecin m'a demandé si j'avais été récemment dans des pays tropicaux. Je n'avais pas été depuis plus de deux ans hors d'europe. Il semblait pourtant que j'avais contracté une hépatite virale "non autochtone".

Je ne pris rien pour me soigner, mais depuis les minutes semblent durer des heures, et les journées passer en quelques minutes. La fièvre est tombée et je n'ai plus de migraine, mais je reste cloîtré dans ma chambre, incapable d'avoir la force de sortir. Le médecin ne m'a pas donné de traitement ni prescrit d'autres prises de sang. Il m'a juste dit d'attendre. Et voilà plus de trois semaines maintenant que j'attends, sans que rien ne semble évoluer.

J'ai beaucoup réfléchi à cette dernière sortie que j'ai faite dans Paris, avant ma maladie, avec Ingrid. Cette rencontre un peu folle, ce dîner improvisé, notre retour Elle m'avait envoyé un dernier message, avant 20h00 : " Je suis hyper stressée !!! ". Je lui avais demandé pourquoi. Elle m'avait répondu : " Si je ne te plais pas "

Et si je n'étais pas venu au rendez-vous, qu'aurait-elle fait ? Au bout d'un moment, voyant l'orage menacer et comprenant que je ne viendrais pas elle se serait levée, serait partie en direction de l'Opéra pour aller prendre directement son RER, n'ayant plus le goût de dîner, et puis prise par la pluie, elle se serait réfugiée sous les store de notre restaurant, et s'y serait finalement installée pour y dîner seule. Après elle serait repartie, sous une nouvelle averse, pour prendre son train, et, assise, les yeux dans le vague, aurait regardé passer les stations, une à une.

Quel indice me prouve que j'étais bien avec Ingrid, ce soir-là, et qu'au lieu d'être la morte, elle n'ait pas été la seule vivante ? Quel indice me prouve que ma maladie n'ait pas en réalité commencé avant cette rencontre, et que ce mercredi déjà, j'étais cloîtré dans ma chambre ? Quel indice me prouve enfin que celui qui était mort et qui avait voulu à tout prix connaître une dernière fois le plaisir d'un dîner à deux, dans la joie d'une rencontre improvisée, ça n'était pas moi ?

Comment m'aurait-elle répondu, si ce dîner passé, j'avais enfin consommé la réalité de ma mort présente ! Car cette prise de sang que je fis, cette hépatite "non autochtone" que le médecin ne sut analyser, cette simple prescription d'attendre, d'attendre et d'attendre encore, était-ce autre chose que la réalisation, retardée, de ma propre mort ? Ingrid ne m'a pas répondu parce qu'elle est toujours vivante, parce qu'elle était vivante, lorsque, fantôme en sursis, je l'accompagnais dans le bonheur de marcher auprès d'elle, de sentir une dernière fois l'odeur des cheveux mouillés, de voir une dernière fois, sous son tee-shirt mouillé, les ondulations pleines de vie de sa poitrine, après qu'elle avait couru pour s'abriter.

Et pourtant ce contact, lorsque, enlevant ses lunettes, elle me tendit les joues pour que nous nous embrassions. Ce rire qu'elle avait lorsque nous parlions ensemble, à table, en nous regardant. Ce dernier contact avant que je la laissasse seule assise dans sa rame, avant qu'elle ne m'adressât ce denier regard

Si j'étais mort déjà, comme je le crois à présent, il faut qu'Ingrid l'ait été aussi, il faut que nous ayons été deux fantômes en sursis dont l'orage aurait hurlé l'impossible présence. Il faut que tous deux nous nous soyons offert ce rêve de revivre une dernière expérience terrestre, un ultime plaisir d'humanité, un dernier contact. Et ce dernier regard, je le comprends à présent, c'était le regard de deux morts qui, pour un soir, avaient vaincu la mort !