Sur la Dernière Tentation du Christ de Martin Scorsese

Par Jérôme

Et le tentateur, s'approchant, lui dit :
" Si tu es Fils de Dieu, ordonne que ces pierres se changent en pain. "
Mais Jésus répliqua :
" Il est écrit : l'homme ne vit pas seulement de pain,
mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. "

Je n'ai jamais vu de film de Martin Scorsese. De lui, je sais juste ce qu'en dit Jacques Lourcelles dans son Dictionnaire du cinéma au sujet de the Color of Money, où je lis cette phrase assez spectaculaire : " Les personnages féminins sont à la fois envahissants et inexistants ", qu'il faudrait mettre en exergue à tous les mois de juillet et d'août...

Il y a quelque temps est passé à la télévision, il paraît, la Dernière Tentation du Christ. Un ami qui avait découvert le film à cette occasion m'avait demandé de le visionner pour que nous en discutions. Je l'ai donc loué dans mon vidéo-club et, un soir que j'étais seul, enfin, je l'ai regardé - en cachette...

Ayant fréquenté de très près ceux (et celles) qui participèrent à l'incendie du cinéma de la fontaine St-Michel, j'étais resté dans l'idée qu'il s'agissait d'un film sottement provocateur et inutilement blasphématoire. D'autre part, des échos de cinéphiles très favorables à l'&oeliguvre de Scorsese m'avaient laissé entendre qu'il s'agissait, mal gré qu'on en ait, d'un de ses plus mauvais films, et d'un très mauvais film tout court.

Je m'attendais donc au pire. Et j'ai effectivement trouvé deux choses particulièrement insupportables : premièrement le doublage en français, qui est proprement exécrable, avec des voix niaises qui semblent découvrir leur texte après l'avoir lu. Deuxièmement la musique de Peter Gabriel, nasillardant les sucreries pseudo-orientales d'une sous-world-music à en faire préférer John Williams...

Mais la provocation, le blasphème, l'ennui, la médiocrité, l'incohérence, quoiqu'ayant bien cherché, je ne les ai pas trouvés. Ce que j'ai trouvé, c'est le regard sans pareil - et le sourire - d'une petite diablesse, trop belle pour être vraie, de cette démonesse toute bouclée qui est notre démonesse, notre première et notre dernière tentation.



Car la Dernière Tentation du Christ ne raconte pas - bien sûr - l'histoire de Jésus. D'ailleurs le titre du roman de Nikos Kazantzaki, en grec comme dans les premières éditions françaises, est bien la Dernière Tentation et non la Dernière Tentation du Christ. De qui est-ce donc l'histoire, alors, si ce n'est pas celle de Jésus ? Tout simplement, comme le dit la préface du roman, celle de celui qui écrit le livre. Et donc - peut-être - celle aussi de celui qui le lit.

la Dernière Tentation m'est donc apparu comme l'histoire d'un homme qui "veut" être Jésus, qui veut reconduire en lui-même l'histoire du Christ, et parvenir au sacrifice du Calvaire en parfaite identité avec le Fils de Dieu. Il abandonne alors ses amours d'enfant avec Madeleine et la laisse se consoler, perdue, dans les bras de tous ceux qui veulent profiter de sa tristesse. Il néglige aussi la passion politique des Zélottes et leurs ambitions de pouvoir contre l'envahisseur et se laisse manipuler, abandonné, par ceux qui profitent de la faiblesse de son peuple. Et il se lance sur le chemin de l'exigence envers soi-même, et de la tolérance envers autrui.

Mais il y a bien sûr un problème : l'homme qui veut "être" Jésus n'est pas Dieu. Du coup, il n'est jamais très sûr que cette idée de vouloir revivre la vie du Christ soit une idée juste. Il doute donc sans cesse d'avoir choisi là un bon chemin. N'aurait-il pas mieux fait de se marier comme tout le monde, et d'appuyer le parti politique qui défend ses intérêts ?

Dieu l'aide pourtant. Il lui fait accomplir les miracles que Jésus a accomplis : l'eau se change en vin, Lazare résuscite. Mais quel intérêt ? Là n'est pas ce qui compte dans la vie du Christ. Car ce qui compte, c'est de réformer par ses discours la vie de ceux qui l'entourent, de leur apprendre la compassion et la miséricorde, et de justifier ses paroles en sacrifiant sa vie sur la Croix.

L'homme qui veut être Jésus bataille donc pour les autres et contre lui-même jusqu'au Calvaire. Il a résisté sans trop de mal aux petites tentations. Il n'a pas possédé Madeleine ; il n'a pas livré Jérusalem aux mains des Zélottes pour assouvir un désir de conquête... Mais parvenu sur la croix du Christ, lui vient une ultime tentation - l'ultime tentation - celle de jouir de son triomphe ici-bas.

Et, dans son délire, le voilà récompensé sur terre de sa vertu et de sa ténacité : Dieu lui offre une épouse (même deux, et une maîtresse de surcroit, pour remplacer l'épouse absente...), des enfants, un "home" douillet entouré de verdure, et un joli ange gardien (magnifiquement interprété dans le film par Juliette Caton). Et voilà Jésus vieux et repu de bonheur, faisant (presque) sautiller ses petits-enfants sur ses genoux.

Or quoi ? Ce bonheur est-il à la hauteur du sacrifice qu'il s'était imposé à lui-même ? Sûrement pas. Quand saint Paul lui parle du Christ, il reconnaît l'évidence : le Christ des Evangiles n'a rien à voir avec lui. Il n'a pas de petits-enfants aux frimousses joyeuses, ni ange gardien aux sensuelles bouclettes...

Alors le chrétien comprend qu'il n'a pas sû être Jésus complètement. Non parce qu'il a douté. Non-même parce qu'il a (éventuellement) péché. Mais parce qu'il n'a pas accepté le Sacrifice de la Croix jusqu'au bout. Il n'a pas cherché d'abord le bonheur dans l'Autre Monde, pour en recevoir ici-bas le surcroit.

Désespère-t-il ? Non. Il a appris du Jésus des Evangiles que Dieu était compatissant et miséricordieux. Alors, les bras en croix, il reprend le chemin du Calvaire, et Dieu l'accueille, comme son fils, dans l'accomplissement de son ultime sacrifice.