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dimanche 26 mars 2000

Un "Chut!" de rouge à lèvres

Sur Jin-Roh de Hiroyuki Okiura

par Jérôme

"On objectera avec raison que certains contes comme
celui du Petit Chaperon rouge, du moins dans la
version de Perrault, n'ont pas de conclusion heureuse (...) ;
il suffit dans ce cas à l'enfant de penser à lui-même,
de se blottir dans les bras de sa mère,
de se sentir bien bordé dans un petit lit confortable
où il recevra le baiser du soir."

Bruno Bettelheim, les Contes de Perrault, Seghers, 1978.

J'ai toujours aimé les contes. D'abord ils sentent les draps propres et les mystères qui s'y cachent. Ils ont la couleur des lampes de chevet, douce, avant de s'éteindre. Ensuite ils se racontent - simplement - dans une chambre qu'on a décorée pour qu'elle soit toujours fraîche, à une petite silhouette blottie qui semble immaculée mais qui, dans son œil, a déjà quelque chose qui pétille.

En décembre 1998, j'ai reçu un carton qui disait : " Chanel is extremly pleased to announce the exclusive north american visit of the new international face of Chanel N°5 Estella Warren, Saturday December 19th, 1998, 2:00 - 3:00 PM, EATON. Come and meet Miss Warren during an exclusive personal appearence where she will sign autographs and your bottle of Chanel N°5. Eaton, Toronto Eaton Centre (Mall Entrance)... " Bien sûr, je n'ai pas pu y aller.

J'ai entendu parler de Jin-Roh bien avant qu'il ne passe en France. Une amie japonaise m'avait dit qu'il allait y avoir deux animations qui sortiraient fin 99 à Paris et qu'il ne faudrait manquer à aucun prix : Perfect Blue et Jin-Roh. Elle les avait vues à Tokio et s'était dit : " Je connais quelqu'un à Paris qui trouvera sûrement ça génial. " J'y suis donc allé, Perfect Blue aux Halles et Jin-Roh à St-Michel, et j'ai trouvé ça génial.

Estella Warren, en décembre 98, on la voyait partout à Paris choisir un flacon de Chanel N°5 sur de lumineuses affiches. Rue de Rivoli, sur les Champs-Elysées, à Versailles même, près de la gare Rive-Droite. Et dans sa capeline rouge, étrangement accroupie devant un flacon, dans les vitrines des parfumeurs de l'avenue de l'Opéra. Les vendeuses, pour Noël, dans une boutique du Carousel du Louvre, vous emballaient la petite boîte de liquide jaune dans un papier rouge vif et frisaient la ficelle en glissant leurs ciseaux - entre la lame et le gras du doigt.

Jin-Roh commence par un documentaire sur la situation de Tokyo dans les années 50. Une troupe d'élite de l'armée prête main forte à la police pour contrecarrer des organisations terroristes. Parmi ces terroristes, des enfants sont chargées de transporter des bombes dans des sacoches. Les fillettes viennent les chercher dans les égouts et les apportent en surface aux points qu'on leur indique. On les appelle les "petits chaperons rouges".

Le film de Luc Besson - le court-métrage publicitaire sur Chanel N°5 - je l'ai vu pour la première fois au dôme Imax de La Défense. Estella Warren pénètre dans une salle des coffres lourdement blindée et gardée par un chien-loup méfiant. Elle choisit un flacon de parfum et s'apprête à sortir. Le chien-loup la suit. Le doigt sur la bouche elle lui fait signe de se taire, met sa capuche rouge et sort, sous la neige, illuminée par l'éclairage de la tour Eiffel. A peine une minute, mais quelques instants inoubliables : la démarche de funambule, la capeline, le chien-loup tétanisé par un "chut !" de rouge-à-lèvres...

Dans le détour d'un couloir d'égout, un des jeunes membres de la brigade spéciale, ceinturé dans l'épaisseur inatteignable de son armure, tombe nez-à-nez avec une petite terroriste. Il la regarde. Elle le regarde. D'autres membres de la brigade arrivent. " Tire, voyons... Tire ! " Il ne bouge pas. La petite tremble et, d'un geste, dégoupille sa bombe. De l'explosion il ne restera plus qu'un trou, l'amas de pierres et, ça et là, quelques marques de sang. Les soldats s'en retournent, dans le mouvement lent et blindé de leurs armures.

Le conte de Perrault (le seul vrai Petit Chaperon rouge) finit mal. Le loup mange la petite fille qui s'était blottie contre lui, toute nue, dans le lit de sa grand mère, et qui s'était étonnée de sentir contre elle un corps qu'elle ne lui soupçonnait pas. Et la morale dit : " On voit icy que de jeunes enfans, Sur tout de jeunes filles, Belles, bien faites, & gentilles, Font tres-mal d'écouter toute sorte de gens, Et que ce n'est pas chose étrange, S'il en est tant que le loup mange. "

Estella Warren en petit chaperon rouge, je l'ai revue cet hiver, sur les écrans, en allant voir un mauvais film avec des gens bruyants qui sont partis avant la fin du générique en parlant d'autre chose. Elle n'avait pas changé - comme le petit chaperon rouge de l'histoire qui toujours meurt et toujours renaît, sitôt que l'enfant demande qu'on lui raconte encore.

Le membre de la brigade spéciale qui n'a pas tiré sur la fillette ignore pourquoi il ne l'a pas fait. Il rencontre, à la morgue, la sœur de celle-ci. Ils se lient d'une amitié toute rêveuse, sur le toit d'un building, au milieu des manèges et des ballons. Mais - en réalité - ça n'est pas sa sœur. C'est un ancien "chaperon rouge", elle aussi, récupéré par le gouvernement qui veut faire capoter la brigade spéciale, sous la pression des financiers.

J'ai offert pour Noël un petit flacon de Chanel N°5 à l'amie japonaise qui m'avait conseillé d'aller voir Perfect Blue et Jin-Roh. Elle m'a dit qu'elle n'oserait jamais en mettre, car il fallait être blonde, avoir les yeux bleus et les lèvres très rouges pour y prétendre. Mais elle m'a murmuré à l'oreille qu'elle en parfumerait son oreiller, et que la nuit, dans ses rêves, elle serait blonde, les yeux bleus et les lèvres très rouges, et que sous sa capeline elle attirerait tous les loups de la forêt.

La brigade spéciale sait que le gouvernement veut la faire tomber en utilisant l'amour innocent d'un de ses membres pour une ancienne petite terroriste. Aussi a-t-elle son service interne de contre-espionnage : la Brigade des Loups. C'est eux, le jour du guet-apens qu'on tendait aux deux amants pour les compromettre, qui prennent la petite en otage, avec la complicité de celui qu'elle aime, car lui aussi, bien sûr, fait partie de la Brigade des Loups.

Evidemment, Jin-Roh finit mal. En détenant celle que le gouvernement voulait malicieusement employer pour confondre un des membres de la brigade spéciale, la Brigade des Loups paralyse tous ceux qui chercheraient encore à les faire disparaître. Aussi ne faut-il pas que la fillette retombe aux mains du gouvernement. Aussi décident-ils de la tuer, secrètement, pour qu'elle soit introuvable. Le garçon, c'est vrai, n'y arrive pas. Mais quelqu'un le fait à la place. La petite lui tombe, inerte, des bras.

Si j'avais pu vraiment parler à Estella Warren, le soir où je l'ai vue, je lui aurait raconté le Petit Chaperon rouge, celui de Perrault, où la variante peu connue qui est lue dans Jin-Roh, celle où le loup, déguisé en sa mère (et non plus en grand mère), fait manger et boire la fillette avant de lui dire de venir se coucher. Celle où un oiseau, ou un chat, disent à la fillette que le rôt qu'elle mange, c'est le corps de sa mère, et le vin qu'elle boit, c'est le sang de sa mère. Celle où une fois couchée et touchée par la taille si grande des formes du loup, celui-ci, sans morale, la mange.

A la fin du conte de Perrault, dans l'une des premières éditions, l'auteur avait fait mettre quelque chose en marge, comme quoi le lecteur, pour effrayer l'enfant, devait gonfler sa voix aux derniers mots du loup. " Que tu as de grandes dents !... " La mère qui lit l'histoire regarde calmement les deux yeux qui l'écoutent, et, là, se met brutalement à crier à plein crocs : " C'est pour mieux te manger, mon enfant !... "

mardi 7 mars 2000

Dans les latrines d'Hollywood

A propos de The War Zone de Tim Roth

Par Jérôme

1.- The War Zone s’achève par un carton : " A mon père ". C’est à la fin du générique. Une bonne partie de la salle était déjà sortie. Ma voisine de gauche s’est étirée, puis elle est allé voir l’ouvreuse — c’est une de ses amies — qui attend que la salle soit vide pour nettoyer les allées. " Alors, tu as aimé ?... " " Je ne sais pas... Je te dirai dans une semaine, parce que là... "

2.- En fait, The War Zone ne parle pas de l’inceste. Car le personnage principal du film, ça n’est ni la fille ni le père. C’est le frère qui assiste à la scène. Sans le vouloir d’abord, dans l’attouchante chaleur d’un reflet de salle de bain, puis volontairement, dans le froid transperçant du Bunker. " Ils vont faire ça dans un Bunker ? " " Oui, il paraît... " " C’est pour ça que ça s’appelle The War Zone ? " " Je ne sais pas... "

3.- Il y a des scènes manquées dans The War Zone ; comme dans la vie. Mais il y en a qui restent, longtemps, inoubliables, comme un plat qui vous dégoûte à tout jamais d’un plat. A la terrasse du Buffalo Grill du boulevard des Italiens, je regarde l’affiche, sur le trottoir d’en face — ce visage encoigné dans la nuit. " Tu l’as vu, The War Zone ? " " Non... " " Ça ne te dit pas ? " " Non... pas vraiment. " " Parce que Gracianne m’a dit qu’il fallait absolument que j’aille le voir. "

4.- Ce dont parle The War Zone, donc, c’est du regard du frère sur sa sœur et sur son père, et du monde qui s’écroule quand il comprend. Il paraît que l’actrice a été découverte hors tout casting, dans les rues de Londres. " Je connaissais une fille qui s’appelait Farah... tu ne l’as pas connue ? " " Non. " " On était meilleures amies... Puis elle a dû être placée dans un foyer d’accueil... Je crois qu’à la fin, son père se la faisait quasiment tous les soirs... " " Tu l’as revue, ensuite ? " " Non... Mais tu sais, ce regard loin, loin... quand tu sais pourquoi elle te regardait comme ça, ça... ça n’est plus supportable... "

5.- D’abord il y a ces visages tuméfiés au début, et ce visage — celui du frère — qui reste ravagé par l’adolescence du scrupule. Il y a la scène du briquet où la fille, devant son frère, brûle son sein pour moins souffrir, et lui tend la flamme pour qu’il l’aide. " Ce sont les Amazones, non, qui se brûlaient le sein ? " " Oui... et qui tuaient leurs fils... "

6.- Il n’y a pas de onzième commandement qui interdise l’inceste et qui dise : " Tu ne goûteras pas la pudeur de ta fille. " D’ailleurs lorsque la fille dit à son père qu’elle n’est pas un garçon, et qu’elle le supplie de la prendre au moins comme il a pris sa mère pour qu’elle naisse, il lui répond qu’elle sait très bien que ça, il n’a pas le droit. " C’est qui, ce Tim Roth ? " " Je ne sais pas... un acteur, je crois. " " C’est son premier film ? " " Il paraît, oui... " " Et c’est interdit aux moins de 16 ans ? " " Oui... " " Bon, ça c’est plutôt bon signe... "

7.- En fait, The War Zone raconte encore la même histoire. Celle des quatre amours. L’amour violent sans tendresse qu’impose le père à sa fille. L’amour tendre sans violence qu’elle va chercher dans les bras de Lesbos à Londres. L’amour sans tendresse ni violence qu’elle va consommer, par principe, dans la grisaille terne de la lande. Et celui des romans et des rêves, cet amour fait de tendresses et de violences sans cesses entrelacées, et qui n’existe que dans les romans, et dans les rêves. " Elle est à quelle heure, la séance ? " " Attends, je regarde... 20h40. " " C’est génial, ça nous donne le temps de grignoter avant... " " O.K., on va où ? " " Je ne sais pas... je te suis ! "

8.- Il y a aussi la scène où le père, accusé par le fils de l’abus qu’il a pris sur sa fille, s’étouffe en jurant du nom même de son abus. " C’est la scène où il n’arrête pas de dire fuck you, fucking machin et fucking truc, pour dire qu’il n’a jamais sodomisé sa fille ? " " Oui... j’essayais de le dire plus poliment, mais bon... " " Et ça s’appelle comment, ça ? " " Quoi ? " " Le fait de ne pas pouvoir s’empêcher de ponctuer ses phrases d’obscénités ? " " Ah !... La coprolalie... "

9.- Et puis il y a la scène où le fils, après avoir filmé son père et sa sœur par la meurtrière exiguë du Bunker, jette au ressac le camescope et rentre. Comme si Tim Roth lui-même, après avoir monté le film, en avait jeté toutes les bobines, une à une, dans les latrines d’Hollywood. " Ça s’appelle comment, quand on s’imagine qu’on est seule à exister et que tout autour de soi, c’est juste un mauvais film ? " " Le "solipsisme". " " C’est ça, "être un fou enfermé dans un Blockhaus imprenable" ? " " Oui... c’est Schopenhauer, je crois, qui a dit ça. "

10.- Maintenant je sais pourquoi il n’y a pas de onzième commandement. Parce que quoi qu’on veuille, quoi qu’on fasse, toute femme, face à un homme, est une mère qui tue son fils, et tout homme, face à une femme, est un père qui abuse de sa fille. Et les complexes d’œdipe et autres fadaises ne sont que des tentatives manquées pour dire ça. " C’est quoi ce délire ?... " " C’est la chute de mon article sur The War Zone... " " Tu n’aurais pas pu choisir un autre film ? " " Eh, oh ! Qui m’a obligé à aller le voir parce que sa copine ouvreuse lui avait dit qu’il fallait absolument y aller ? " " Bon, ça va... Ça n’est pas une raison pour me parler comme ça... Je ne suis pas ta fille !... "